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Une main toute seule ne peut pas applaudir

jeudi 3 décembre 2009

La Guerre d'Algérie en BD (3) Entretien avec J. Howell

Jennifer Howell (Université de l'Iowa) prépare actuellement une thèse de doctorat sur la représentation de la Guerre d'Algérie dans la Bande dessinée. Passionnée par la question de l'image et des représentations, notamment dans le contexte colonial, elle nous livre quelques clés pour comprendre comment la BD aborde la période 1954-1962 en Algérie et en France.

Les questions ont été préparées par les élèves de Première L2 du lycée Claude Gellée d'Epinal avec l'aide de leur professeur E. Augris.


  • L’humour est-elle présente dans les BD sur la guerre d’Algérie ? (Ophélie et Monia)
La BD n’a pas pour objectif de faire rire. La preuve en est que certains sujets tabous ou « sérieux » y sont abordés (la guerre d’Algérie (Carnets d’Orient, Azrayen’), la colonisation (Carnets d’Orient), la guerre d’Indochine (Les oubliés d’Annam), la Shoah (Maus), etc.). Toutefois, il peut y avoir de l’humour (l’humour noir, l’ironie, le cynisme ou bien l’humour léger lorsqu’il s’agit d’un album dont le contenu n’est pas strictement historique – je pense notamment au Combat ordinaire de Manu Larcenet dans lequel le protagoniste et son frère font souvent des blagues, générant des moments de détente dans la série). L’humour s’articule également lorsqu’un bédéiste souhaite plonger le lecteur dans une certaine ambiance. Citons en exemple Une éducation algérienne de Guy Vidal et Alain Bignon. Le scénariste (Vidal) a voulu représenter la vie en caserne où les personnages prononcent parfois des répliques vulgaires, ce qui crée un effet de réel et qui tente d’insérer le lecteur dans la « réalité » de la vie d’un appelé en Algérie. Le degré d’humour dépend donc de l’œuvre en question.


  • Qu’est-ce que la BD apporte de plus que le roman ou le cinéma ? (Maryse et Mathilde)

Le roman articule un discours grâce à la parole (qui peut être certes très imagée). C’est un genre qui privilégie l’écriture. La BD, en revanche, s’appuie à la fois sur l’image et le texte, ou encore sur la relation image/texte. Dans la BD sur la guerre d’Algérie, cette représentation double crée une tension entre des images-icônes, orientalistes, colonialistes, d’une part, et des récits post-coloniaux ou anticolonialistes d’autre part. L’exemple phare est Carnets d’Orient. Jacques Ferrandez a puisé son inspiration dans la peinture orientaliste du XIXème siècle et les cartes postales érotiques (voir Le harem colonial de Malek Alloula). Mais ce n’est pas pour autant qu’il reproduit un discours orientaliste dans son ouvrage. Son texte illustre son désir de regarder l’Histoire autrement, de revoir l’Autre. D’autres exemples sont les BD « beurs » (Jambon-Beur) dont les thèmes (l’hybridité culturelle et linguistique, l’identité) sont basés sur les stéréotypes parfois visuels et qui ont pour but de décrire le caractère unique des individus issus de l’immigration maghrébine en France. Dans tous les cas, le roman raconte une histoire tandis que la BD l’illustre au sein d’un cadre narratif. En outre, il faut citer un exemple intéressant : celui de l’adaptation de L’hôte (une nouvelle de Camus) proposée par Ferrandez dans sa BD du même titre. La quasi-absence de dialogue dans la nouvelle de Camus se traduit chez Ferrandez par ses aquarelles, ses paysages et le regard de ses personnages en gros plan. Tout ce qui est dit par le narrateur de Camus se retrouve dans le non-dit du bédéiste. Quant au cinéma, il subit des pressions financières considérables liées à la production et à la distribution. Il s’ensuit que le cinéma est plus sensible à la censure pour garantir la rentabilité des productions à gros budget (gros par rapport aux coûts de l’impression et de l’édition d’une BD). Il existe certes des lois qui régissent la publication des livres destinés à la jeunesse (la loi du 16 juillet 1949). Mais, d’après un éditeur qui travaille dans ce secteur, la BD est relativement libre de traiter n’importe quel sujet. C’est à l’éditeur de faire le tri. Or il faut éviter d’établir une hiérarchie générique lorsqu’il s’agit du roman, de la BD et du cinéma. Je ne dirais pas que la BD est meilleure que le roman ou le cinéma, mais que la BD offre une représentation qui se distingue de celles du roman et du cinéma. La BD fait partie intégrante d’une production culturelle nationale.

  • Quels styles de dessin sont les plus utilisés dans les BD sur la guerre d’Algérie ? (Claire et Romane)

Le style de dessin diffère de dessinateur à dessinateur. Si l’on doit généraliser, le style qui semble dominer la BD sur la guerre d’Algérie est le réalisme (disons des dessins dont l’iconicité est forte). Or il en existe d’autres dont les dessins sont plus stylisés comme D’Algérie de Morvandiau, Le combat ordinaire de Manu Larcenet ou Babel 2 de David B. De plus, chez Morvandiau, il existe une différence entre la représentation visuelle de l’histoire de sa famille (des dessins stylisés) et de l’Histoire (des reproductions relativement fidèles des photos de presse et des cartes postales) – comme si l’Histoire était plus claire, voire plus tangible, que l’histoire de la famille du bédéiste. Il me semble que le style des BD « historiques » (Carnets d’Orient, Azrayen’) est souvent plus réaliste que celui des BD dans lesquelles l’Histoire joue un rôle moins prononcé.


  • Est-ce que, pendant la guerre elle-même, les « événements » étaient abordés dans la BD ? (Kassandra et Grâce)

D’après mes recherches, la première BD française sur la guerre est Une éducation algérienne (parue en 1982). La BD joue le rôle d’un miroir qui reflète les préoccupations de la société dont elle émane. En conséquence, il fallait que le silence soit brisé avant que la guerre d’Algérie ne puisse être abordée dans la BD en France. Une des premières histoires critiques écrites sur la guerre et publiées en métropole date de 1982 (Histoire de la guerre d’Algérie de Bernard Droz et Evelyne Lever). Ceci pourrait expliquer pourquoi la guerre est apparue si tardivement dans la BD française. En Algérie, où la guerre est devenue mythe national (le début de l’Histoire contemporaine du pays), la situation est bien différente. Malheureusement je n’ai pas réussi à trouver tous les albums dans lesquels la guerre est représentée (faute de distribution à l’étranger). Bien que la plupart soit publiée dans les années 1980 avant la « fin » du parti unique, il y en a d’autres qui ont été publiés à la fin des années 1960 (Commando en mission de Noureddine Hiahemzizou (1968), Moustache et les Belgacem de Slim (1969)). Cependant, les « événements » ont été souvent abordés dans les dessins de presse pendant la guerre en Algérie et en France (voir, par exemple, Le déshonneur est sauf !, une anthologie des dessins de presse publiés par Siné dans L’Express entre 1958 et 1962). Contrairement à la BD, les dessins de presse dépendent presque exclusivement de l’actualité.


  • Comment la BD parvient-elle à retranscrire la violence de la guerre et des sentiments ? (Kévin)

Comme pour la question du style, je dirais que chaque dessinateur a sa façon de retranscrire la violence et l’émotion. La violence peut être représentée directement dans des cases lorsqu’un personnage subit la torture ou est tué comme dans Carnets d’Orient et Azrayen’. Ou bien la violence peut être représentée indirectement. Le protagoniste (et le lecteur) d’Une éducation algérienne entend (lit) les cris d’un prisonnier au lieu de voir l’interrogatoire « musclé ». Mais je pense notamment à la reproduction des photos d’Elie Kagan (photographe-témoin du massacre du 17 octobre 1961 à Paris) dans D’Algérie. En tant que lecteur, on reconnaît le contexte dans lequel certaines photos ont été prises sans voir la violence de l’événement « en direct » dans la BD. D’autres bédéistes préfèrent illustrer la violence et les sentiments par le biais du coloriage. Par exemple, le rouge signifie la colère (Boudjellal l’utilise dans Petit Polio lorsqu’un Arabe est agressé par la police en pleine rue) ou la passion (les scènes d’amour et de violence dans Azrayen’). Tronchet, le dessinateur de Là-bas, exploite bien les couleurs pour dévoiler les émotions des personnages : le rouge, le bleu, le vert, le jaune. Chaque couleur prend une signification particulière par rapport à la narration (le vert domine les cases dans lesquelles la maladie d’un des personnages se manifeste ; le rouge colore la scène dans laquelle les membres de l’OAS tirent sur des gens faisant leurs courses au marché). En plus de ces deux techniques, il y a aussi celle du gros plan. Le rapprochement (comme au cinéma) exagère l’angoisse des personnages (les gros plans sur les visages) et l’agitation d’une foule (lorsque les protagonistes se trouvent « coincés » dans une foule à l’intérieur d’une case). Le gros plan des foules permet aussi au dessinateur de faire une représentation métonymique de la foule (il n’est pas obligé de dessiner beaucoup de personnes). La métonymie est d’ailleurs importante : les bédéistes ne peuvent pas tout montrer. En faisant le tri des événements, des horreurs de la guerre, ils doivent décider ce qu’il faut montrer pour réussir l’effet désiré.


  • A quelle époque remarque-t-on le plus d’apparitions de la guerre d’Algérie dans la BD ? (Justine)

En Algérie, la guerre (la révolution) apparaît le plus souvent durant les années 1980 avec les albums publiés chez SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) devenue ENAL (Entreprise nationale algérienne du livre). En France, la guerre apparaît pour la première fois dans la BD en 1982 avec Une éducation algérienne. Mais c’est vraiment depuis les années 1990 que la guerre commence à faire des apparitions plus ou moins fréquentes grâce à la parution de quelques BD majeures : Le chemin de l’Amérique en 1990 (Baru, Jean-Marc Thévenet et Daniel Ledran), Petit Polio en 1998/1999 (Farid Boudjellal), et Azrayen’ en 1998/1999 (Frank Giroud et Christian Lax). Et depuis la publication de La guerre fantôme de Ferrandez (qui a gagné le prix France Info à Angoulême en 2003), les bédéistes s’intéressent plus à la guerre ainsi qu’à ses répercussions sur la France d’aujourd’hui (voir par exemple les cinq Carnets (deuxième cycle), Retour au bercail, Le combat ordinaire, Là-bas, Babel 2, D’Algérie, Tahya El-Djazaïr). Rajoutons à ceci que la France a attendu trente ans avant de revendiquer la reconnaissance de l’état de guerre en Algérie (en 1999). Aussi pourrions-nous établir un parallèle entre ce jalon national et la représentation de la guerre dans la BD dont l’essor initial date de la même époque.


  • Comment est représentée la guerre d’Algérie dans la BD suivant le pays dont vient l’auteur ? (Justine)

Les bédéistes sont tous issus d’un certain contexte socioculturel, ce qui veut dire qu’ils sont tous sensibles aux discours dominants de leur société. Ainsi la représentation de la guerre est-elle différente en Algérie (où la guerre égale révolution nationale et la naissance d’une nation) et en France (où la guerre signale la fin de l’empire colonial). Il s’ensuit que les bédéistes algériens (à l’exception de Slim (Moustache et les Belgacem) et Sid Ali Melouah (Pierrot de Bab el Oued)) mettent en évidence le courage des moudjahidin dans leur résistance au colonisateur. Cette représentation reflète l’idéologie du parti unique (le FLN) qui a d’ailleurs financé la publication des albums des années 1980 (Moustache et les Belgacem a paru dans l’hebdomadaire Algérie actualité dans les années 1960 tandis que Pierrot de Bab el Oued n’a paru que récemment en 2003). Pierrot de Bab el Oued est unique parmi les BD algériennes : le personnage éponyme est un pied-noir qui retourne en Algérie une trentaine d’années après la guerre pour retrouver son pays natal. En France, la représentation de la guerre est plus variée. Il y a des BD qui tentent de montrer la guerre sous plusieurs angles (c’est-à-dire la perspective de plusieurs communautés à la fois comme dans Carnets d’Orient), ou bien de retracer l’histoire d’une famille (souvent des pieds-noirs comme dans Là-bas et D’Algérie). Ce qui frappe également dans certaines BD françaises est le désir d’ouvrir un dialogue avec le passé. Dans Le combat ordinaire, par exemple, le père (qui a fait la guerre) n’en parle jamais à son fils. Le manque de communication entre père et fils symbolise l’amnésie de l’Etat qui a longuement refusé de transmettre une mémoire collective de la guerre à ses citoyens. Si la BD algérienne a largement servi à solidifier le discours officiel du FLN par rapport à la guerre, la BD française sert plutôt à briser le silence par les mots et les images. Il faut pourtant noter que chaque pays a ses tabous : les Algériens et les Français ont toujours du mal à aborder la question du harki qui est souvent dénigré dans la BD algérienne et relégué au second plan dans la BD française. Aujourd’hui il me semble que la guerre concerne moins les Algériens (qui en parlent depuis longtemps) que les Français (qui en parlent depuis peu).


  • Pourquoi avoir choisi ce thème ? (Justine)

Au début je m’intéressais à la relation entre la photographie et les récits de guerre. Comme le médium photographique est problématique dans la mesure où l’on a tendance à oublier que la photo n’est ni objective ni univoque, la BD, dans son recyclage des photos de presse (voir Carnets d’Orient, D’Algérie, et Babel 2), filtre la « réalité » montrée par la photo pour déconstruire les discours associés à l’évidence photographique de l’Histoire. Si la photo est souvent utilisée pour prouver l’existence des personnes ou l’occurrence des événements, les cadres narratifs et représentationnels de la BD révèlent que la photo peut être manipulée et dé-contextualisée. Le fait de reproduire des photos et des unes des journaux d’époque en dessin rappelle au lecteur qu’il faut se méfier des récits officiels (et officieux) dont les résonances se trouvent dans la presse, mais aussi dans les photos de famille, par exemple celles des pieds-noirs qui ont figé une certaine mémoire de l’Algérie et que l’on peut trouver sur les sites des associations pieds-noirs sur Internet. Nos photos renforcent nos perceptions au lieu de les remettre en question. En lisant les BD sur la guerre d’Algérie, on voit les mêmes photos (ou du moins le même genre de photos) insérées dans un cadre fictionnel qui pousse le lecteur à reconsidérer certaines images « mythiques » (y compris les photos ethnographiques et les cartes postales érotiques) dans un contexte post-colonial. C’est ainsi que la BD nous permet de revisiter nos perceptions stéréotypées et nos certitudes vis-à-vis de la représentation de l’Histoire. C’est aussi pourquoi j’ai décidé d’étudier la représentation de la guerre d’Algérie dans la BD et non pas dans le récit photographique.


Un grand merci à Jennifer Howell d'avoir bien voulu répondre à nos questions !

Propos recueillis par E. Augris


Retrouvez nos précédents articles sur la colonisation et la Guerre d'Algérie en BD :


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